De la dépendance sur le nuage de mots
Cher Philippe Decan,
Je souhaiterais ajouter quelques commentaires à ton commentaire. Je m'adresse directement à toi, pour respecter une manière de communiquer qui me semble convenable dans le cadre d'une recherche-action tentant rejeter par principe toute position en surplomb, et, si possible, tout échange duel qui ne serait pas rendu public! Aussi, j'aimerais que cette adresse soit publiée sous la même forme que le tien, et souhaiterais inviter d'autres personnes à participer à ce dialogue en construction.
La dépendance peut être constatée de manière objective (par exemple sur le plan de la physiologie humaine ou, autre exemple, de la physique terrestre), mais elle peut aussi être vue comme une norme sociale régulant, plus ou moins implicitement, les formes de l'action collective, ou dit plus simplement, les manières d'être ensemble. Dans le cas de la dépendance entre deux êtres humains, il m'apparaît important de ne pas distinguer trop rapidement, ce qui relèverait d'une nature ou d'une « mécanique physique », et ce qui relèverait de rapports sociaux où la dépendance se constaterait à travers des rapports de domination. Je prendrais l'exemple du holding, cher au psychanalyste Winnicott. Pour lui, la relation entre la mère et l'enfant manifeste, si mes souvenirs sont bons, une interdépendance de fait, disons physiologique : l'enfant est incapable de subvenir à ce que suppose sa survie, mais la mère qui va le « manipuler » (une traduction possible de « holding ») est considérée par Winnicott comme psychologiquement attachée à son enfant. Sans prendre partie de la valeur de cette interprétation, elle me semble posséder une vertu épistémologique première. Sur un plan anthropologique, elle évite de séparer ce qui serait de l'ordre de la nature de ce qui serait de l'ordre de la culture (si l'on admet cette distinction), donc de réduire quelques écueils aux conséquences politiques néfastes. D'un côté le naturalisme, de l'autre, le physicalisme. Par exemple, si l'on admet la dépendance comme un phénomène « naturel », à quoi bon vouloir la dépasser au nom de l'égalité politique des individus ? Pourquoi ne pas simplement la constater et l'organiser ? Qui le fera ? Ceux qui croiront avoir dépassé la dépendance ! Il y a des chances qu'au nom du pouvoir qu'ils s'attribuent ou que les autres leur donnent, ils se décrèteront indépendants.
Telle était ma première réflexion. Une deuxième concerne le rapport souvent établi entre dépendance et besoin. Il existe une manière comportementaliste de justifier l'orientation de l'action individuelle ou collective par l'hypothèse de la « satisfaction des besoins ». Je crois, notamment à la suite de la lecture des travaux de, par exemple, Baudrillard et de Radkowski, que l'inversion que suppose cette manière mérite d'être remise en cause. Elle dénonce les pratiques du marketing qui reposent sur la définition d'un homme comme être de besoins qu'il chercherait à satisfaire de manière consciente (d'où l'idée de manipuler les consciences!). Tous les organismes vivants trouvent dans l'environnement ce dont ils ont besoin, et ce dont ils ont besoin n'a pas besoin (!) d'être conscientisé pour être satisfait. De ce point de vue, l'orientation de notre action n'est jamais strictement volontaire. De plus, il n'est pas sûr que notre culture agisse volontairement dans le choix de cette orientation. En tous les cas, quand ces organismes vivants, dont nous faisons partie, ne trouvent pas ce qui maintient leur intégrité, ils changent d'environnement ou meurent, d'où peut-être la tonalité « négative » que tu relèves. Cette évidence n'est pas sans importance pour comprendre la question de la dépendance. Je pense que nous y reviendrons au cours de ce MOOC.
Enfin, dernière réflexion, elle porte sur l'ensemble des mots qui constituent le nuage. Pour ma part, je ne suis pas surpris qu'aucun ne soit, comme tu le dis, « à côté de la plaque », dans la mesure où leur agrégation ne traduit que l'expression de chacun, et ne peut s'opposer à une définition a priori de la dépendance. C'est cela aussi l'intérêt de la recherche-action. Reste à porter un regard critique et collectif sur cet agrégat. Mais cela aussi, j'espère que nous en reparlerons.
Amicalement.
Dominique Pécaud